24 juin 2014

Le Maître du Haut Château, de Philip K. Dick


Il y a de ces chroniques que je rumine pendant des semaines avant de les publier, en espérant trouver enfin les mots pour rendre justice au livre et à mon ressenti... Celle-ci, qui porte sur un grand classique de la science-fiction, m'attend depuis trois mois, mais je me décide enfin à vous la soumettre pour ce qu'elle vaut. J'espère qu'elle ouvrira au moins une discussion sur ce roman que je ne suis pas sûre d'avoir entièrement compris !


Résumé :

Nous sommes au début des années 60, mais pas celles que nous connaissons : celles où les forces de l'Axe ont gagné la seconde guerre mondiale. Les Etats-Unis sont divisés en trois zones, l'ouest est sous contrôle japonais et l'est sous contrôle allemand ; l'Allemagne a vidé la méditerranée pour en faire de la terre cultivable, a exterminé les populations africaines et slaves, et tente de conquérir l'espace, tandis que le Japon se contente de dominer le pacifique et y exporte sa culture, notamment le Yi-King, le livre-oracle. Différents personnages tentent de survivre au mieux dans ce nouvel ordre des choses : Mr Tagomi, un représentant du Japon à San-Francisco, collectionneur de produits culturels américains que lui fournit Robert Childan, antiquaire prospère mais anxieux; Mr Baynes, mystérieux industriel suédois en mission auprès de Mr Tagomi; Frank Fink, un Juif caché à San-Francisco, et son ex-épouse Juliana, prof de judo dans la zone neutre des Etats-Unis. Mais un livre circule et fascine beaucoup de monde, un roman qui décrit un monde où les Alliés auraient gagné la guerre en 1945...


Mon avis :

J'ai choisi de lire ce livre après m'être rendue compte que je confondais honteusement les termes "uchronie" et "dystopie". J'ai donc vérifié, bien décidée à ne plus me tromper.  La dystopie est une "contre-utopie", un monde géré de façon à ce que ce qui devait aboutir au bonheur de tous devient en fait une société invivable, avec l'exemple typique du roman "Le meilleur des mondes" d'Aldoux Huxley (dont je dois vous parler bientôt). L'uchronie par contre est un monde alternatif imaginé à partir d'un changement dans l'Histoire qui mène à un autre présent. L'article de Wikipédia proposait "Le Maître du Haut Château" comme exemple, et comme je suis aperçue que je ne l'avais pas lu et que je le possédais en ebook, je m'y suis mise immédiatement.
Ici, le point de départ de ce "monde alternatif", ce qu'on appelle le "point de divergence", remonte assez loin, avant même la seconde guerre mondiale : en 1933, avant son inauguration, le président Roosevelt est assassiné par Giuseppe Zangara (un attentat qui en réalité n'a pas abouti). Les deux présidents suivants sont faibles et ne parviennent pas à imposer un New Deal qui redresse économiquement les Etats-Unis, du coup le pays n'est pas assez industrialisé pour faire face à la seconde guerre mondiale, ce qui entraîne la défaite des Alliés. C'est crédible et très intéressant comme façon d'envisager l'Histoire.

L'intrigue m'a surprise : je m'attendais à quelque chose de rythmé, une aventure avec peut-être une petite touche d'espionnage et beaucoup de politique. Mais pas du tout. Le rythme est lent et l'intrigue tourne surtout autour des monologues intérieurs des personnages : les doutes mystiques de Mr Tagomi ; la peur de Frank qui risque à tout moment la déportation vers les camps de concentration ; la position difficile de Robert Childan, qui se heurte sans arrêt à la philosophie japonaise de ses clients, si différente de la sienne ; Juliana et son besoin d'affection, son comportement qui s'approche parfois de la folie ; Mr Baynes et sa mission secrète. On reste le plus souvent dans un registre très introspectif, presque poétique, un peu comme dans les romans de Ray Bradbury. Il y a un peu de suspense, c'est certain, mais ce n'est pas le genre de roman qui colle aux mains.

Le style est aussi un peu étrange ; certains personnages réagissent bizarrement, en particulier Juliana ou Tagomi, et ils s'expriment de façon très particulière, en utilisant un vocabulaire recherché mais en omettant souvent le sujet de la phrase. C'est surtout le cas pour Mr Tagomi, dont je n'ai pas toujours compris les monologues. Peut-être que c'est tout simplement le reflet de sa façon de penser japonaise, qui pose tant de problèmes à Robert Childan ?  Mais il y a aussi toutes les parties concernant le fameux Yi-King, ce livre qui permet de répondre aux questions que l'on se pose ; quand on ne connaît pas la méthode de divination, il est difficile de vraiment suivre ces passages-là.

La grande richesse de ce roman, en fait, c'est le contexte historique et politique, qui est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. D'abord, nous avons trois réalités parallèles : il y a celle qui est décrite dans la livre, avec une victoire de l'Axe ; celle que nous connaissons, qui s'insinue subtilement dans l'histoire et que de toutes façons le lecteur ne peut pas s'empêcher de garder en tête comme point de référence ; et puis il y a celle qui est décrite dans le fameux roman dont on parle beaucoup,  "Le poids de la sauterelle", qui "imagine" un monde où les Alliés ont gagné en 1945... mais qui est quand même différent du nôtre, car au lieu des Etats-Unis et de l'URSS comme grandes puissances mondiales, nous avons une opposition entre les Etats-Unis, humanistes, et le Royaume-Uni, qui étend son influence vers l'est. C'est d'ailleurs amusant de constater que l'auteur ne peut pas imaginer une réalité où il n'y ait pas une sorte de guerre froide entre deux superpuissances...

Et la complexité ne s'arrête pas là, puisque la fin vient à nouveau mélanger les cartes. Je ne veux pas vous gâcher la surprise, mais je dois avouer que je suis très perplexe. Une fois que le "secret" du livre "Le poids de la sauterelle" a été révélé, et même un peu avant, lors de la dernière apparition de Mr Tagomi, on se retrouve dans une situation que je ne suis vraiment pas parvenue à expliquer. Qu'est-ce que la réalité, finalement ? Je m'interroge toujours, et si quelqu'un a une explication, je suis preneuse !

En résumé, voici un livre très bien construit, extrêmement complexe, qui donne à réfléchir et me restera probablement longtemps en tête, mais qui aurait gagné à être un peu plus "divertissant". En somme, c'est comme si le décor était plus important que l'avant-plan. C'est un peu perturbant, mais c'est un livre vraiment intéressant.


Pour en savoir plus :
- la fiche Bibliomania du livre
- l'avis de Frankie, qui n'a pas du tout aimé, et celui de BlackWolf, qui a beaucoup plus apprécié sa lecture (tout en reconnaissant que ce livre est difficile à conseiller)
- acheter le livre sur Amazon (en français)

5 commentaires:

  1. Merci pour le lien ! Ah ça oui, je n'avais pas du tout aimé, ce fut même mon flop de 2010 (avec Dorian Gray, un autre classique). Ce n'est pas tant pour le contexte qui était somme toute assez intéressant (j'aime beaucoup les uchronies) que pour le style ou les personnages assez ennuyeux l'un comme les autres. Après, ce qu'il faut en comprendre (pour reprendre ta question de Facebook), c'est que je n'ai pas tout compris justement ! :D La fin m'avait laissée perplexe il me semble...

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  2. Il me tente bien. Je connais surtout ses nouvelles SF que j'aime beaucoup car effectivement, ses thèmes font toujours réfléchir...

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  3. @Frankie : moi aussi j'avais été déçue par Dorian Gray. Mais quand un roman me laisse perplexe, j'ai tendance à penser que c'est moi qui ai raté quelque chose et j'ai envie de lui laisser sa chance, alors je laisse celui-ci sur l'étagère "expliquez-moi et je l'apprécierai peut-être" !

    @maggie : je ne connais pas du tout ses nouvelles, peut-être que c'est plus "abordable" que ce roman.

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  4. Oh, ça a l'air génial ! ça fait des années que j'ai envie de découvrir cet auteur, pourquoi pas avec ce livre ?!

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  5. Je suis d'accord avec ce que tu dis! J'ai trouvé une richesse dans ce roman (politique et sociale) subtilement amené et un bel exercice de style autour de "qu'est-ce qui peut se passer si…" Mais il est pas facile à comprendre, surtout la fin.

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